Quelques citations glanées au fil des lectures.
Une respiration.
Pensée vivante, mots qui soignent. Liens qui libèrent.
Page après une page, la lente traversée des images.
Guérir
Le mot guérir dans son acception étymologique veut également dire protéger, être le garant, habiter. Quoique le guérisseur soit celui qui du médecin n’a que la routine, le mot guérir rejoint la clôture du « bien » (Gut et Gitter) et le barrage contre l’eau, contre la mer. (La racine indo-européenne uer veut aussi bien dire protéger, clôturer, fermer, faire barrage.)
Cela, tous les enfants qui ont voulu guérir leurs parents le savent (et tous les analysants qui ont voulu guérir leur analyste le savent aussi) : guérir, c’est faire limite, donner la clôture où l’autre peut s’agripper, être la limite.
Etre la limite du corps métaphorique de l’autre ou, ce qui revient au même, être la limite de l’angoisse du rien. La question technique est : comment en partir, comment s’en départir. C’est-à-dire comment faire passer quelqu’un de l’être au faire, pour pouvoir par la suite faire autre chose et être autre chose.
Georg A. Garner, Le psychanalyste infidèle
Construire (avec)
Le problème avec le béton monolithique est que ce n’est pas fractionnable : ce ne sont pas des briques, ni des pierres ; ce n’est pas réutilisable, on ne peut rien construire avec. Quelque fois des gens frappent à la porte de la psychanalyse avec cette plainte désaffectée que rien ne touche, et avec la demande d’une « fragmentation » : ce n’est pas seulement la demande d’un permis de construire qu’ils viennent chercher, mais également les matériaux de construction. C’est à nous de les fournir ; plus exactement c’est à nous de fournir ce qui est en eux, en fournissant nous-mêmes une partie des matériaux.
Georg A. Garner, Le psychanalyste infidèle
L’histoire dérobée, la voix
Le Chant d’Ulysse, l’histoire dérobée, la voix : ces trois éléments hétéroclites que je vous propose en guise de titre ont des généalogies différentes.
Le Chant d’Ulysse se réfère à un passage de l’Odyssée qui depuis des années me questionne. L’histoire dérobée est l’expression, raccourcie à l’extrême, d’un ensemble de phénomènes de dépossession, d’expropriation et de confiscation qui constituent l’un des pivots de ma réflexion concernant ma pratique – raison pour laquelle j’aurais probablement du mal à en parler.
Reste la voix, dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises en tant que signe de ce qui du vivant persiste, en tant que contrepoint du deuil, ou en tant que lieu de l’énonciation du droit.
L’histoire d’Ulysse est une histoire de combat contre ce nulle part, cet entre-terre qu’est la mer « sans limites ». Les « chemins humides » que les navires y tracent s’effacent sans cesse, et au pilote qui tient la barre il faut de la mètis, la ruse de l’intelligence navigatrice, pour trouver le passage (poros) qui va le mener au bon port. Le « très rusé Ulysse » des traductions classiques est Odysseus polumètis, l’homme à l’intelligence rusée multiple qui, retenu par la mer, a souffert à « la recherche des passages ». Pas seulement du passage qui va le mener de son île d’Ithaque, mais pus métaphoriquement de celui qui va le ramener aux hommes « mangeurs de pain » et à la terre « donneuse de blé ». A l’instar des Japonais pour qui l‘art est ce qui sert à bien mourir, Ulysse recherche l’humanité pour pouvoir y finir ses jours, plutôt que de disparaître dans l’oubli d’une histoire inachevée, une histoire qui n’en est pas une.
Sur mer, Ulysse n’est ni mort ni vivant : il a disparu dans l’anonymat de la non-existence, et lorsqu’il dit au Cyclope que son nom est Personne, c’est sa vérité qu’il avance.
Il se peut que j’emprunte un chemin tortueux pour m’expliquer ce qui pour vous est déjà évidence, et qu’à mon tour je bâtisse des ponts-aux-ânes. Mais il me semble que c’est dans le repli du récit, au lieu même de sa répétition, que se forme l’espace où la voix peut être mise à l’abri et d’où elle peut naître.
Ulysse n’entend plus son histoire en tant qu’Ulysse. Il ne peut la recevoir que dans le deuil. Il est dépossédé de l’être – tout comme la mer le dépossédait de son nom. La seule chose qui peut alors le sauver est de s’identifier à la voix qui le porte, qui le porte comme un navire, et qui lui ouvre un chemin dans une surface de langage devenue aussi opaque que la mer.
C’est cela que j’aurais bien voulu mettre dans mon titre et qu’en fin de compte j’ai trouvé inexprimable en peu de mots : ce que nous appelons soutien, au sens très exact de ce que Winnicott appelait holding, se fait essentiellement par la voix. On parle à des nourrissons, à des enfants déjà plus grands, que le son de la respiration tranquillise et empêche de basculer dans la terreur. Et s’il est vrai que toute une partie du travail analytique est de l’ordre de l’auto-holding, où l’analysant – comme l’enfant – s’accroche à sa propre voix, il est aussi vrai qu’il existe des moments de désarroi où il est porté par la voix de son analyste.
Alors, c’est dans la tonalité, le grain, l’affect qui constituent la voix et qui font l’au-delà et l’en-deçà des mots et qui les enrobent, qui en font ce que Barthes appelait leur « significance », qu’une partie de l’histoire de l’analyste passe. C’est même sa partie inhumaine qui passe : l’histoire qui n’aurait jamais dû être, mais qu’en même temps la voix humanise. C’est agrippées à cette histoire, qui n’avait pas lieu d’être, et portées par elles, que certaines personnes peuvent renaître à la parole.
Georg Garner, Le psychanalyste infidèle