A travers "L'affaire Duhamel", l'actualité vient de replacer la question de l'omerta exercée par nos sociétés sur les crimes sexuels au coeur du débat public. Pour combien de temps ?
L'inceste est la plus grande trahison à laquelle une personne peut faire face durant sa vie.
Mais cette trahison semble malheureusement la chose la plus communément partagée dans nos sociétés dites "civilisées". Non seulement, selon différents sondages récents, près de trois personnes interrogées sur dix (27%) déclarent connaître dans leur entourage au moins une personne victime avoir été victime d'inceste : c'est deux à trois enfants par classe.
Pire, 80% sont des femmes, ce qui représenterait plus de 16% de la population féminine. Il va sans dire que si près d'une femme sur 6, toujours selon ces enquêtes, peut déclarer avoir été victime d'une d'inceste, que dire de l'impact de ce drame humain, notamment pour la charge traumatique qu'il peut faire peser sur l'ensemble de la cellule familiale, en particulier sur les enfants et petits-enfants des victimes.
Le fait est connu : un drame/crime familial enfoui à toutes les chances de redéployer sa charge traumatique sur les générations suivantes ; un inceste maintenu sous le coup du déni n'en fini pas de retomber en cascade à travers la chaîne des générations, véritable bombe à retardement à l'endroit des plus vulnérables.
Le temps est venu de briser cette spirale infernale : les moeurs doivent changer, la parole des victimes doit se libérer. Jusqu'à aujourd'hui, il est manifeste que nos sociétés -- l'inconscient (le désir) collectif qui nous anime -- n'y étaient pas prêtes. Assistons-nous à l'ébauche d'un réel remaniement de structure où s'agit-il d'un énième émoi hypocrite sans conséquence ?
Car ce drame humain fait manifestement l'objet d'une véritable censure, c'est-à-dire d'une forme de complicité familiale -- et au final sociétale -- qui ne fait que redoubler et confirmer cette trahison généralisée à l'égard des victimes.
On en vient presque à se demander si ce fléau -- "refoulé" par l'ensemble du corps social -- n'est pas d'autant plus passé sous silence ..qu'il est généralisé. Il est en tout cas probable que dans les sociétés où la prise de parole sur ce crime est moins tabou - et partant, plus régulièrement pénalement sanctionnée -, le pourcentage de victimes pour une société donnée soit moins élevé qu'ailleurs.
Tout ceci interroge quoiqu'il en soit sur une certaine hypocrisie structurelle de notre rapport à la sexualité -- et à sa potentielle violence intrinsèque. De même que sur le degré réel d'indifférence et de cruauté de nos sociétés face à la violence faite à l'enfant. Par delà les discours lénifiants du consensus officiel, les faits sont là : le malaise de et dans la famille est bel et bien structurel, et il convoque chacun de nous à s'interroger en son âme et conscience sur cette violence invisible qui la sous-tend.
Et la première violence en jeu, c'est celle de ce silence complice qui sous-tend la structure même de l'institution familiale. Au lieu même de la sexualité.
Dans la lignée du mouvement "#MeToo", c'est peut-être cette hypocrisie instituée -- de facto socialement/familialement cautionnée -- qui est en train de vaciller sur ses bases.
Plusieurs articles -- lucides et sans concession -- ont récemment témoignés à leur façon de cette épineuse question : celle de cette inquiétante tolérance à la cruauté qui semble enracinée au fondement de cette institution qu'est la famille, coeur battant du corps social.
Je fais ici le choix assumé d'en reproduire de larges extraits tant le sujet est grave -- et le traitement actuel hautement préoccupant.
Notamment celui de Marc Crépon, philosophe, professeur à l'ENS, dans unetribune libre à Libération :
"Toutes ces «affaires» qui nous sidèrent à chaque fois contribuent à rendre visible ce dont nous ne savions pas prendre la juste mesure : la gravité des traumatismes qui résultent de ces abus, les vies qu’ils fracassent durablement, l’injustice destructrice de cette honte et de cette culpabilité qui rongent les victimes tandis qu’elles épargnent les agresseurs… protégés qu’ils sont par les murs du silence, derrière lesquels ils tiennent les premières enfermées.
Pour une grande partie de la jeunesse d’aujourd’hui, devenue à juste titre intraitable, ce qu’il arrivait à leurs aînés de minimiser, d’édulcorer, de banaliser même, ne peut plus passer. Parce que la sensibilité des nouvelles générations s’est armée et que leur regard s’est aiguisé, elles sont à même d’entraîner dans le sillage de leur indignation et de convertir à leur refus, sans concession, l’ensemble de la société. C’est partout alors, tous milieux et tous âges confondus, que les langues se délient.
(...) Comment une société a-t-elle pu s’accommoder si longtemps de tant de souffrances, ignorer, avec tant de légèreté, le mal-être de ces centaines de milliers d’hommes et de femmes, meurtri·e·s par son indifférence ? N’est-ce pas d’un défaut d’attention, de soin et de secours que trop longtemps
Ce que l’étendue de l’inceste révèle, c’est que ces liens peuvent être pervertis, et que, loin d’être accidentelle, cette possibilité est structurelle. L’amour qui est censé nous construire peut aussi nous détruire, s’il sort de son ordre, au gré de cette érotisation de la violence en quoi consiste tout abus sexuel.
Il en résulte la nécessité d’une vigilance accrue que la société doit assumer. Il importe de dire aux enfants, dans des programmes éducatifs généralisés, que «l’initiation à la sexualité» n’est pas du ressort des adultes qui veillent sur eux ; que, loin de faire partie de l’amour qu’ils sont en droit d’attendre de leur autorité, les caresses, les attouchements qu’on leur impose n’en sont que la perversion criminelle".
Cette autre également, publiée dans le même quotidien par différents auteurs :
"Adultes, libérez la parole des victimes de pédocriminalité".
"Informer les autorités judiciaires ou administratives, c’est protéger et permettre à la justice de faire un travail d’enquête. Ne rien dire, c’est pousser l’enfant victime à se taire à jamais".
Enfin cette interview du même journal d'Isabelle Aubry, présidente de l’association Face à l’inceste, qui plaide pour que ce dernier devienne un crime spécifique et imprescriptible :
"Notre justice continue à protéger les agresseurs".
On arrêterait de demander à l’enfant s’il était consentant. Notre loi prévoit actuellement qu’un enfant, quel que soit son âge, puisse être d’accord pour un acte incestueux. Intolérable : c’est une infraction sexuelle différente des autres, qui implique toute une famille et qui renforce l’omerta. La victime subit non seulement des gestes physiques, mais perd tout ce qui lui permet de se construire, toute confiance en l’adulte et tout repère : c’est un crime de lien.
Oui, beaucoup de pays européens ont un seuil en dessous duquel on considère qu’un enfant ne peut pas consentir à des actes sexuels avec un adulte, qui va de 12 à 16 ans. Dans la loi française, à l’heure de qualifier un viol, les enfants sont traités comme des adultes : ils doivent prouver qu’il y a eu pénétration avec violence, menace, contrainte ou surprise, quels que soient leur âge et l’auteur - membre de sa famille ou non. L’affaire de Pontoise, en 2017, a fait émerger le sujet dans l’opinion publique : le parquet avait alors requalifié un acte sexuel d’un homme de 28 ans sur une enfant de 11 ans en atteinte sexuelle plutôt que viol, estimant qu’il n’y avait pas eu de contrainte.
Les victimes parlent en moyenne seize ans après les faits, et plus de vingt-deux ans pour 25 % d’entre elles. Les enfants, dans l’obligation de se taire, tombent souvent dans le déni d’une réalité insupportable, qui peut aller jusqu’à l’oubli partiel, voire total, des faits. Lorsque ceux-ci ressurgissent des années plus tard, la victime ressent le besoin d’être reconnue comme telle, mais surtout de s’assurer qu’il n’y a pas d’autres enfants en danger. Un de nos adhérents était ainsi le seul parmi les 18 victimes de sa famille à pouvoir porter plainte pour des faits non prescrits. Le droit à l’oubli ne devrait pas freiner la découverte d’autres victimes ou la possibilité de mettre fin à des faits gravissimes. On nous répète sans cesse qu’il n’y a que le crime contre l’humanité qui est imprescriptible. Pourquoi ne pas remettre en cause ce postulat ?
Il est asphyxié et incapable de traiter tous les cas : les affaires de viols incestueux sont souvent classées sans suite ou correctionnalisées. Les agresseurs peuvent se sentir impunis. Pour autant, la prison n’est pas la solution à tout, il faut réfléchir à des alternatives : des soins pour les auteurs, de la prévention, presque inexistante aujourd’hui. Un numéro vert géré par le Criavs [Centre de ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles, ndlr] a été lancé récemment pour fournir de l’aide aux personnes attirées sexuellement par les enfants. Il faut poursuivre cette logique de prévention et pas seulement de punition".
Espérons quoiqu'il en soit que cette émotion fera cette fois l'objet d'une véritable prise de conscience de notre responsabilité collective dans ce drame, d'un Plus jamais ça !